Article | Quand l’art devient legs : un geste rare et puissant pour le patrimoine universel

C’est un don qui dépasse les millions. Un geste à contre-courant d’une époque où le prestige personnel et la spéculation l’emportent souvent sur la transmission désintéressée. Trente-six chefs-d’œuvre d’art africain et océanien rejoignent définitivement les collections publiques françaises, grâce à la donation de Marc Ladreit de Lacharrière, qui a préféré l’éternité du bien commun à l’éclat éphémère de la possession privée. Une décision à la fois personnelle, politique, spirituelle, et profondément humaine.

Une collection née du dialogue

Initiée dans les années 2000, cette collection d’art dit « premier » n’est pas le fruit d’une impulsion, mais le résultat d’un long cheminement, tissé de rencontres inspirantes : les Barbier-Mueller, Jacques Chirac ou encore Stéphane Martin, ancien président du musée du Quai Branly. L’art africain, trop souvent relégué à la marge dans les récits muséaux occidentaux, s’est peu à peu imposé au président de Fimalac comme un langage universel, porteur de sens, de mémoire et de beauté.

L’exposition « Eclectique » de 2016 en avait offert un avant-goût au public. Elle révélait alors une vision profondément curieuse et respectueuse, où chaque œuvre était perçue non comme une pièce de collection, mais comme un témoin vivant de civilisations anciennes, d’imaginaires puissants, de spiritualités incarnées.

Une donation hors normes, sans contrepartie

L’État français n’avait plus vu donation aussi importante depuis 1945, à savoir plus de 50 millions d’euros de valeur artistique et historique, offerts sans même solliciter de déduction fiscale. Car le geste est clair, net, pur. Pas de calcul, pas de stratégie patrimoniale. L’important est ailleurs : éviter la dispersion, préserver l’intégrité d’un ensemble unique, et rendre à tous ce qui, par essence, appartient à l’humanité.

Ce refus de l’appropriation individuelle prend tout son sens quand on connaît l’histoire de nombreuses pièces africaines, trop souvent arrachées à leurs terres d’origine dans des conditions troubles. Ici, chaque acquisition a été réalisée dans le respect des principes de l’Unesco, en toute transparence, en provenance de collections prestigieuses, certifiées, documentées.

« A votre mort, on disperse vos cendres au Père-Lachaise le matin, puis vos œuvres en salle des ventes le soir », glisse Marc Ladreit de Lacharrière avec ironie. Une vérité désarmante que cette donation entend contredire.

Jean Nouvel met en scène le sacré

Pour accueillir ces œuvres, le musée du Quai Branly inaugure un espace scénographique inédit

, imaginé par Jean Nouvel. Baptisé « Aura », ce dispositif repousse les codes traditionnels de la muséographie : pas de vitrines figées, pas de parcours didactique rigide. Les sculptures flottent, respirent, vivent. La lumière crée des halos, les matières vibrent, les regards se croisent. Plus qu’une galerie, c’est une déambulation poétique et sensorielle. Le visiteur n’est pas tant face aux œuvres que parmi elles. Une expérience immersive où la spiritualité de ces objets, souvent conçus comme des intercesseurs entre les mondes, reprend toute sa force.

L’art comme réponse à la fragmentation du monde

Dans un contexte global marqué par la crispation identitaire, l’individualisme exacerbé et le repli sur soi, ce geste résonne comme un acte militant. Offrir sans attendre de retour, défendre un art longtemps relégué, croire en la beauté comme ferment du lien entre les peuples… c’est une forme de résistance. « Aucune civilisation ne résume le génie humain à elle seule », affirmait Jacques Chirac. Cette collection, aujourd’hui offerte à tous, en est la démonstration éclatante. Elle abolit les hiérarchies culturelles, interroge notre héritage colonial et questionne nos aveuglements passés.