« Piero della Francesca est le premier et sera longtemps le seul peintre moderne à penser que la peinture est un art laconique ; il est le premier à nourrir cette idée étrange d’une peinture qui ne doit surtout pas prêter une âme à ses sujets. » C’est bien cela que Bernard-Henri Levy désigne : ces figures impassibles, avec leurs regards insaisissables, qui semblent habiter le dehors de leur fresque, ou de leur toile. À moins que ce ne soit le contraire, et que le regard soit si lointain qu’il est en réalité, terriblement, tourné vers l’intérieur d’eux-mêmes. Impassible, ce Christ baptisé, ce Christ flagellé, ce juif après la torture (Judas), ces anges spectateurs, ces vierges absentes et d’une présence intensive, ce porteur de la Croix, ces guerriers dans le sang, cette madone enceinte ; placés dans des perspectives tellement construites, et aussi savamment affaiblies ; dans des situations que nous savons mouvementées ou violentes, mais données à notre œil comme des tableaux statiques. Trop peu d’expression, pour qu’elle ne soit chargée de trop de signification. Tous ceux qui ont travaillé et écrit sur la peinture de Piero della Francesca s’accordent à prononcer le mot de “mystère”. Carlo Ginsburg a même mené une “enquête”. À vrai dire, la vie de Piero lui-même est pleine de mystère. Comme pour beaucoup d’artistes de son époque, on sait sur lui peu de choses. Et Vasari lui-même, notre précieux historien, brouille les pistes (sciemment ou non ?) en lui inventant une petite enfance sans père. Cependant nous savons que, né à Borgo San Sepolcro, il passa son enfance dans un milieu de marchands où il apprit la comptabilité, les mathématiques et la géométrie. Sa vie d’artiste, qui l’a mené de sa ville natale à Florence, Ferrare, Arezzo, Rome, Urbino, a été aussi celle d’un écrivain : son « De prospectivapingendi » (« De la perspective en peinture ») a toute la rigueur d’un traité scientifique. C’est un des écrits majeurs en ce domaine — en retrouve-t-on pour autant la leçon dans sa peinture ? Dans ses dernières années, il devint aveugle : cela, aussi, a créé sa légende. Cela nous lie malgré nous d’une manière étrange aux regards de ses personnages.