Après 62 ans de mariage, les grands-parents de Lina, Aïcha et Mabrouk, ont décidé de se séparer. Ensemble ils étaient venus d’Algérie en Auvergne, à Thiers, il y a plus de 60 ans, et côte à côte ils avaient traversé cette vie chaotique d’immigrés. Pour Lina, leur séparation est l’occasion de questionner leur long voyage d’exil et leur silence.

Arrivés en France dans les années 1950, les grands-parents paternels de Lina Soualem, Mabrouk et Aïcha Soualem, se sont installés à Thiers, dans le Puy-de-Dôme, où Mabrouk a travaillé comme ouvrier dans la coutellerie, principale industrie de la ville. Il avait 19 ans, elle 17 ; ils venaient de se marier sans se connaître. Soixante-deux ans plus tard, Aïcha ne veut plus vivre avec son mari. Ils emménagent séparément dans de petits appartements voisins, plus modernes que la maison qu’ils mettent en vente, et elle continue de s’occuper de lui chaque jour. Même si son père, le comédien Zinedine Soualem, préfère se dire qu’au fond rien n’a changé, Lina commence à filmer le nouveau quotidien de ses grands-parents pour tenter de comprendre les raisons de cette rupture si tardive, interrogeant aussi les vieilles vidéos et photos de famille. Mais si Aïcha et Mabrouk accueillent la curiosité et la caméra de leur petite-fille avec confiance, ses questions suscitent chez elle des fous rires irrépressibles (et irrésistiblement communicatifs), et chez lui un mutisme indéchiffrable…

Grâce en partie à l’amour qui circule de façon palpable à l’écran entre elle et ses grands-parents (et son père, à l’arrière-plan), Lina Soualem parvient à transmettre, à travers leur silence, la profondeur des blessures de l’exil, que chacun a enfouies à sa manière. Quand sa grand-mère, dans ses grands rires qui pourraient se changer en larmes, cache son visage dans ses mains, quand son grand-père, digne sous son chapeau blanc, reste assis sans mot dire à la cafétéria d’un centre commercial, elle fait ressentir l’abîme qui s’est creusé en eux. L’énergie vitale de l’une, la réserve meurtrie de l’autre disent avec une force rare la douleur des arrachements qui ont marqué leur jeunesse. Dès ce premier film, esquisse d’une réparation offerte à ses grands-parents, la réalisatrice fait du lien familial le vecteur d’un récit universel, qui fait résonner leurs non-dits avec cette histoire de la colonisation et de l’immigration que la France se refuse toujours à reconnaître. Avec Bye Bye Tibériade, consacré cette fois à sa mère, la comédienne palestinienne Hiam Abbass, et au reste de sa parentèle restée en Galilée, aujourd’hui en Israël, Lina Soualem a continué d’explorer ce lien intime entre trajectoires familiales et violence de l’histoire.

Un documentaire de Lina Soualem (France, 2020, 113min)
Documentaire disponible jusqu’au 30/06/2025