Article | Tite-Live : pour la gloire de Rome

C’est pour « perpétuer le souvenir des exploits du premier peuple de l’univers », selon les mots mêmes de Tite-Live, que le plus grand historien romain se lança dans la rédaction de ce qui tient autant de la mythologie que de l’histoire : l’Histoire romaine.

Ce projet titanesque ne visait pas seulement à établir une chronique des faits, mais à immortaliser la mémoire d’un peuple qu’il considérait comme exceptionnel, presque divin dans sa vocation à dominer le monde.

À travers son œuvre, il entendait raviver chez ses contemporains le feu sacré qui avait autrefois animé les fondateurs de Rome.

Cent quarante-deux livres furent ainsi rédigés, retraçant l’épopée de la cité depuis l’arrivée d’Énée, un prince troyen, sur les terres italiennes, jusqu’à la mort de Drusus, le fils de Livie et beau-fils d’Auguste.

Cette fresque immense, à la fois littéraire et historique, constitue aujourd’hui une source incontournable pour qui s’intéresse aux origines et à l’expansion de la civilisation romaine. Elle oscille entre légende et réalité, entre récit héroïque et analyse politique.

Une œuvre monumentale entre mythe et histoire

Ces cent quarante-deux livres ne sont pas de simples annales : ils forment une apologie du courage, de l’abnégation et de la volonté de conquête du peuple romain.

Tite-Live y dresse un portrait idéalisé d’un peuple façonné par la vertu, animé par le sens du devoir et porté par une volonté implacable de bâtir un empire. À travers ses récits, il exalte les figures héroïques qui ont su incarner ces valeurs et les transmettre à travers les générations.

Il ne faut toutefois pas oublier que son œuvre, aussi grandiose soit-elle, est aussi une œuvre de propagande. Tite-Live n’est pas un historien neutre : il écrit avec un but moral, parfois politique.

Il fait preuve d’un certain élitisme dans le choix de ses sources, préférant les récits traditionnels aux analyses pragmatiques. Il passe souvent sous silence les causes économiques des conflits, et minimise les tensions politiques internes, préférant insister sur les vertus individuelles et collectives.

Pourtant, malgré ces limites, il demeure une référence incontournable, tant pour la richesse de sa documentation que pour la puissance de sa narration.

Une leçon pour son époque

L’exaltation des principes qui firent la grandeur de Rome n’a pas pour vocation première d’éclairer les siècles futurs. Elle constitue avant tout une leçon adressée à ses contemporains, aux citoyens du Ier siècle après J.-C., qui vivent dans une société romaine en pleine mutation.

À une époque où l’Empire s’enrichit, où les élites s’abandonnent au luxe, à la richesse et aux plaisirs faciles, Tite-Live brandit le souvenir d’un passé vertueux comme un miroir critique.

Son objectif n’est donc pas simplement de raconter des événements historiques, mais de leur donner un sens moral. Chaque récit devient un exemple, chaque héros un modèle à suivre.

Il rappelle aux Romains que leur puissance ne s’est pas construite dans la mollesse mais dans l’effort, le sacrifice et l’unité. En ce sens, son œuvre est une forme de thérapie culturelle, une tentative de réveiller la conscience civique d’un peuple en perte de repères.

Un historien engagé, mais discret en politique

Malgré l’impact idéologique de son œuvre, Tite-Live ne semble pas avoir voulu s’engager activement dans la vie politique.

De ce que l’on sait, il n’a jamais occupé de fonctions publiques importantes. Il admirait Pompée, figure emblématique de la République finissante, et nourrissait quelques réserves à l’égard du principat, ce nouveau régime incarné par Auguste.

Toutefois, cela ne l’a pas empêché de se rapprocher du pouvoir impérial.

Il fit ainsi partie de l’entourage d’Auguste, un homme habile à s’entourer d’intellectuels capables de légitimer son pouvoir par la culture. Il fut même, selon certaines sources, un conseiller du jeune Claude durant ses études.

Cette position discrète mais influente montre que Tite-Live, tout en restant fidèle à ses idéaux républicains, sut composer avec son époque, sans renier ses principes mais sans chercher non plus à s’y opposer frontalement.

Un patriote digne de foi

Tite-Live fut, sans aucun doute, un patriote sincère, profondément attaché aux valeurs fondatrices de Rome. Certains aspects de son œuvre laissent transparaître une morale exigeante, presque austère, mais toujours au service de l’idéal romain.

Ce qui frappe, néanmoins, c’est sa capacité à rester objectif et nuancé, même lorsqu’il évoque les ennemis de Rome.

Le portrait qu’il dresse d’Hannibal, par exemple, est d’une rare équité.

Loin de diaboliser le général carthaginois, il en reconnaît la bravoure, le génie militaire, et la complexité du personnage. Ce souci d’impartialité, dans un contexte de patriotisme exacerbé, renforce la crédibilité de son œuvre et témoigne de sa rigueur intellectuelle.

Même s’il est guidé par une vision idéalisée de Rome, Tite-Live ne trahit pas les faits lorsqu’ils méritent d’être salués, même du côté adverse.

Un héritage salué par les historiens modernes

L’œuvre de Tite-Live a profondément marqué l’historiographie romaine, au point qu’on ne saurait imaginer aujourd’hui l’histoire de Rome sans son témoignage. De nombreux historiens modernes, à commencer par Pierre Grimal, ont reconnu la valeur unique de ses écrits.

Celui-ci conclut d’ailleurs par une remarque lourde de sens :

« S’il n’existait pas, non seulement notre ignorance serait encore plus totale qu’elle ne peut être sur certaines périodes de l’histoire romaine, mais le visage même de Rome ne serait pas, à nos yeux, ce qu’il est ; nous ne pourrions évoquer avec la même sympathie ni le même sentiment d’une familiarité intime les hommes qui, dans le passé, avaient fondé son empire. Il se dégage de l’histoire de Tite-Live une impression de force et de vigueur morale dont les leçons demeurent valables à la façon d’impérissables exemples. »

Ces mots traduisent parfaitement l’importance de Tite-Live, non seulement comme historien, mais aussi comme gardien d’un esprit romain que ses contemporains avaient commencé à oublier.

Son œuvre traverse les siècles, non comme une simple chronique, mais comme un rappel vibrant de ce que Rome a été, et de ce qu’elle pourrait encore inspirer.